« Le chamanisme intérieur de Luis Ansa » par Robert Eymeri
« Le chamanisme intérieur de Luis Ansa » par Robert Eymeri

« Le chamanisme intérieur de Luis Ansa » par Robert Eymeri

Cet article est paru dans la revue « Natives » n°3.

Le chamanisme est multiple ; c’est un continent à lui tout seul au sein duquel se retrouvent toutes sortes de cultures, de savoirs et de pratiques qui ne se mélangent pas obligatoirement et qui sont surtout propres à chaque tradition, parfois même à chaque pratiquant.

Pour Luis Ansa, qui fut considéré comme l’un des grands maîtres chamanes de la fin du vingtième siècle, le chamanisme était avant tout un chemin d’éveil et c’est dans cette perspective qu’il amena certaines connaissances et certains outils chamaniques dans la « voie du sentir », l’approche spirituelle qu’il proposa aux Occidentaux à partir de 1990.Luis Ansa naquit en Argentine au début du vingtième siècle et il quitta ce monde à Paris en 2011.C’est à l’adolescence, sur les bords du lac Titicaca et dans la communauté Quechua à laquelle appartenait sa mère, qu’il fut initié au chamanisme andin. Devenu jeune homme, il poursuivit sa formation avec des chamanes péruviens et amazoniens puis bien plus tard avec des chamanes toltèques. Arrivé en France dans les années cinquante, il suivit l’enseignement de plusieurs maîtres spirituels issus de différentes traditions : le christianisme, l’hindouisme, le soufisme, le bouddhisme et le zen entre autres. Éveillé à sa véritable nature, il se mit alors à diffuser au sein de la « voie du sentir » une approche du chamanisme qui était encore inconnue en Occident.

En effet, le chamanisme que Luis Ansa a développé et transmis est ce que l’on pourrait appeler un « chamanisme intérieur », c’est-à-dire qu’il ne fait appel à aucun support extérieur tels que tambours, plantes hallucinogènes, rituels ou invocations à des esprits ; il ne nécessite aucun état de transe, aucune tenue particulière. Il se pratique dans la vie ordinaire et se présente plutôt comme une invitation sans cesse énoncée à entrer dans le royaume de l’amour, le royaume de l’être, de « l’Être-étant » comme il aimait l’appeler.

L’Occident, devenu presque exclusivement préoccupé par le monde de l’avoir, de l’individualisme et du savoir intellectuel, a fini par oublier ce royaume de l’être et surtout par quelle porte on pouvait y accéder. Les connaissances chamaniques qu’a ramenées Luis Ansa concernent justement cette porte d’accès et cette porte, c’est le corps.

Les communautés indiennes qui ont initié Luis Ansa ne se sont jamais coupées du corps parce qu’elles n’ont jamais opposé le corps et l’esprit. Vivant en contact direct avec la nature, ces peuples n’ont d’ailleurs jamais imaginé que l’on pouvait dévaloriser le corps ou même le condamner. Ils ont pu ainsi développer des spiritualités dans lesquelles le corps n’était pas exclu.

C’est ce premier constat que Luis Ansa est venu nous rappeler : le corps est innocent et il est un joyau, un trésor, une bénédiction. Non seulement sur le plan existentiel mais également sur le plan spirituel car, dans ce monde, sans corps, il est impossible d’accéder à l’être, à cet espace de conscience qui est sans spécificité, sans âge, sans sexe, sans identification à quoi que ce soit et qui est l’essence même de ce que nous sommes.

En désertant peu à peu notre corps et en valorisant constamment l’intellect, nous sommes devenus dépendants, dans nos sociétés modernes, de notre fonctionnement mental et de la mécanicité qui en résulte. On pourrait même dire que nous sommes devenus esclaves d’un grand nombre de processus mentaux qui se génèrent automatiquement et qui créent un florilège de comportements pathologiques : dépendance au regard de l’autre, défense de l’image de soi, utilisation constante de la critique, du jugement, de la comparaison, création de complexes d’infériorité, de supériorité, sentiment de frustration, désir de violence, etc.

Le chamanisme intérieur de Luis Ansa nous invite donc, pour commencer, à un retour au corps afin de diminuer la pression mentale dans laquelle nous vivons. Plus profondément, il nous permet de rétablir un lien d’amitié avec notre corps, de le sortir de la solitude dans laquelle nous l’avons mis et d’abandonner également ce rapport de domination que nous avons établi avec lui afin de redevenir entier, de nous réunifier.

Ce retour s’opère en éveillant la sensation du corps à travers différents exercices. Éveiller le corps dans cette perspective n’a rien à voir avec une activité sportive ou avec de la gymnastique car l’éveil de la sensation est surtout un éveil énergétique en lien avec notre présence. Il en résulte une réharmonisation rapide des différents plans qui nous constituent : le plan physique, le plan émotionnel, le plan mental et le plan spirituel.

Le chemin proposé passe ensuite par une phase de déconditionnement de nos identifications qui s’effectue avec ce que le chamanisme appelle : « le regard de l’Aigle ». Ce « regard » est le résultat d’une attention non pas mentale mais organique, c’est-à-dire ancrée dans le corps et qui est le fruit d’une pratique spécifique.

Cette phase de déconditionnement dépend pour une grande part de notre maturité spirituelle et elle est plus ou moins complexe, plus ou moins pénible à vivre selon l’attachement que nous avons à nos préjugés, à nos convictions, à cette image que nous nous sommes construite mais aussi à l’assujettissement à notre propre souffrance, à ces rôles de victime ou de bourreau auxquels nous tenons. Luis Ansa parlait de cette phase comme étant un apprentissage pour « se désenvoûter de soi-même ».Ces différents processus de nettoyage et de mise en lumière de nos comportements permettent à un moment donné de pouvoir entrer dans ce qui constitue le cœur du chamanisme intérieur et qui est « l’accueil », la capacité à être « concave ».

« L’accueil » constitue l’une des grandes clés spirituelles universelles — pour ne pas dire la plus grande — mais on ne peut s’ouvrir à elle qu’après avoir commencé ce processus de désidentification des différentes images que nous avons de nous-mêmes.

« L’accueil » est l’expression de l’amour, sa reconnaissance et sa mise en acte. Il commence par l’accueil de qui je suis tel que je suis ; l’accueil de l’autre tel qu’il est ; l’accueil de la situation telle qu’elle est.

Dans ce chamanisme, ceux et celles qui pratiquent cet accueil sont appelés « hommes creux » et « femmes creuses ». Ce sont des êtres humains qui ont harmonisé leur dimension intérieure convexe et concave, c’est-à-dire leur aspect masculin, intellectuel, rationnel, égotique et leur aspect féminin, sensible, intuitif, désintéressé. Ils ressemblent alors à des coupes qui sont à la fois tournées vers le Ciel et enracinées dans la Terre. Ils sont devenus des « porteurs d’amour » car ils ne cherchent plus à saisir quoi que ce soit, à contrôler qui que ce soit ou à acquérir le moindre pouvoir sur l’autre. Ils se sont libérés de toute avidité, de toute envie de manipulation, de tout jugement, de tout désir de paraître ou de briller.

« L’accueil » permet de se tenir dans un état d’ouverture, d’étonnement, de disponibilité face à cette fraîcheur, à cet inconnu que constitue chaque situation. Sur un plan archétypal, c’est la grande figure chrétienne de Notre-Dame de Guadalupe qui, réintégrée dans le monde chamanique amérindien, incarne cette dimension de la concavité, de la réceptivité sensible et de la maternité spirituelle. Étant à la fois vierge de tout conditionnement et matrice du divin, elle est particulièrement honorée par les chamanes parce qu’elle représente le processus intérieur par lequel ils passent pour s’ouvrir à cette dimension.

On touche là encore à un aspect très peu connu du chamanisme. Nous avons été davantage habitués à des approches martiales dans lesquelles il fallait devenir un guerrier, être dans la maîtrise de soi, dominer et contrôler certaines forces. Nous sommes ici dans une pédagogie totalement différente, non plus masculine mais profondément féminine. Dans cette approche particulièrement sensible, il s’agit de quitter ces fonctionnements de l’homme ancien, tourné vers lui-même, occupé par lui-même, pour enfanter une autre façon d’être au monde, pour faire naître un homme nouveau, régénéré, qui pourra accéder à un autre plan de conscience.

On comprend ainsi pourquoi il n’existe aucun dogme, aucune règle, aucune contrainte, aucune obligation dans cette voie parce que toute forme coercitive ne serait qu’une façon d’infantiliser celui qui veut la pratiquer. En ce sens, cette approche est une invitation constante à la liberté, à l’amour et à la responsabilité.

Ainsi, lorsque cesse toute guerre contre soi-même ou contre l’autre, lorsque tous les conflits s’épuisent, ne reste alors plus que le parfum de l’Ami, partout.