« Et si la relation à un maître spirituel n’était pas celle que l’on imaginait ? » Entretien avec Robert Eymeri
« Et si la relation à un maître spirituel n’était pas celle que l’on imaginait ? » Entretien avec Robert Eymeri

« Et si la relation à un maître spirituel n’était pas celle que l’on imaginait ? » Entretien avec Robert Eymeri

Cet entretien est paru dans la revue « Sources » n°50.

William Godran : Vous avez suivi durant de nombreuses années l’enseignement de la « voie du sentir » de Luis Ansa. Est-ce que vous avez été avec lui dans une relation de maître à disciple ?

Parler de la relation entre un maître et un disciple, c’est bien sûr effleurer le cœur de la transmission spirituelle mais avant d’aborder un tel sujet, il serait peut-être intéressant d’interroger ce que l’on entend par ces termes. Qu’est-ce qu’un maître ? Qu’est-ce qu’un disciple ?Parce que ce sont des expressions plutôt anciennes et souvent mal comprises dans le monde d’aujourd’hui.

Dans le langage courant, quand on parle de maître spirituel, nous vient très vite l’image de quelqu’un qui est au-dessus des autres, qui détient la vérité et dont la fonction est de vous « guider ».Quant au disciple, qui symbolise l’engagement, la littérature nous le décrit souvent comme quelqu’un d’obéissant, de « travailleur », de déterminé, etc.

En fait, tant que l’on n’a pas expérimenté cette relation, toutes les idées que l’on se fait sur ce sujet ne sont que des projections mentales qui ont très peu à voir avec la réalité. Parce que tous les maîtres et tous les disciples sont différents, uniques, mais surtout — et je parle du point de vue de mon expérience — parce qu’un maître n’est pas au-dessus des autres, parce qu’il n’est pas non plus omniscient et peut se tromper sur certains plans et surtout, parce qu’il ne guide personne dans le sens où il n’intervient pas dans votre vie personnelle. De même qu’un disciple peut être paresseux ou rebelle, et que l’on peut s’engager dans un enseignement pendant des années comme être un disciple authentique durant quelques heures seulement.

C’est précisément pour éviter que l’on projette sur lui cette toute-puissance ou cette omniscience supposée que Luis Ansa ne se présentait jamais comme un maître mais comme un ami sur le chemin.

Pour ma part, cette position a bouleversé la représentation que j’avais du maître spirituel parce que la relation, vue sous cet angle, devient une relation d’amitié, de cœur mais aussi et surtout une relation qui se construit autour d’une autonomie. Parce que si celui qui m’apporte un éclairage sur ce chemin de conscience, sur les pièges de ma personnalité ainsi que sur la façon de me libérer de mes conditionnements et de mes identifications est un ami, cela signifie qu’il n’est pas au-dessus de moi. Et cela change tout. Je me retrouve alors dans une position d’égalité car avec un ami, il n’y a effectivement ni inférieur ni supérieur. Et s’il n’y a pas quelqu’un de supérieur, il n’y a pas de « guide » non plus. Je ne peux donc pas me mettre dans une position passive avec lui, une position où j’attends que l’on me dise ce que je dois faire et où je vais finir immanquablement par tomber dans de l’imitation ou de l’admiration stérile.

Quelle est alors la véritable fonction de cet ami ? La particularité de sa fonction, c’est de me rendre actif, c’est de me sortir précisément de cette passivité mécanique dans laquelle j’attends tout du maître. Il me met au travail, il me fait passer à la pratique, c’est-à-dire qu’il me fournit les moyens de faire par moi-même l’expérience de cette présence et de cette liberté intérieure dont parle l’enseignement.

Donc, pour revenir à votre question, si ce que l’on entend par un maître n’est ni un guide, ni quelqu’un qui va tout à coup « m’éveiller », ni celui qui va faire le travail à ma place, je peux alors vous répondre que j’étais bien avec Luis Ansa dans ce que l’on appelle traditionnellement une relation de maître à disciple.

Pourriez-vous développer un peu plus la façon dont Luis Ansa enseignait ?

Je pourrais déjà dire qu’il m’a laissé dans une totale liberté de comportements et de paroles, avec lui comme avec les personnes qui venaient l’écouter. Dans la même perspective, il ne m’a jamais donné de conseils, ne m’a jamais critiqué ou jugé. Et cette attitude était la même pour tout le monde. Il pouvait vous faire de temps en temps des remarques sur votre personnalité et cela devant tout le monde, ce qui n’était pas toujours agréable à entendre, mais il ne faisait pas de « correctifs » dans le sens où il ne cherchait pas à vous corriger. Il ne cherchait pas non plus à vous « aligner » sur une quelconque verticalité supposée ou imaginaire. Il n’imposait aucune règle. Il vous laissait libre, totalement libre.

Cette liberté qui vous est donnée, cet espace dans lequel il est impossible de se faire valider par quelqu’un, est l’un des enseignements les plus redoutables que j’ai rencontré car il vous confronte très vite à la responsabilité de vos actes et de vos paroles.

Cette façon particulière d’enseigner n’était pas énoncée et nombreux sont ceux qui ne l’ont pas perçue ou pas comprise. Par exemple, à un certain moment, certaines personnes se sont crues autorisées à prendre un pouvoir sur les autres, ou à se comporter en « gendarme » et en face, d’autres personnes ont cru qu’elles devaient obéir. Dans cette liberté qui vous est donnée, si vous êtes vigilant, vous comprenez assez vite que finalement ce sont vos propres fonctionnements que vous mettez en scène.

Mais d’un point de vue plus global, l’enseignant cherche à nous sortir de notre passivité, à nous mettre en mouvement. On pourrait prendre l’image du pain — qui est une image traditionnelle de la spiritualité — et comparer la personne qui vient écouter un enseignement à quelqu’un qui a faim. Le rôle d’un enseignant n’est pas de vous donner ce pain à manger parce que, dans ce cas, vous deviendriez très vite dépendant de lui. Son rôle, c’est de vous apprendre à le fabriquer. C’est très différent.

Il va donc commencer par vous offrir des graines que vous allez planter dans la terre de votre corps. Vous allez ainsi devoir travailler cette terre de différentes façons. Vous allez l’explorer, apprendre à connaître les différents plans qui la constituent : le plan physique, le plan émotionnel et le plan mental pour parler des plus simples. Vous allez découvrir votre mécanicité, vos conditionnements, vos identifications, vos pensées négatives, etc. Puis vous allez apprendre à récolter le blé à travers vos sens, puis à faire de la farine et enfin à cuire le pain, c’est-à-dire à entrer en amour avec la vie. À chaque étape correspond une pratique et cette pratique, il n’y a que vous qui puissiez la faire.C’est là que cette relation d’amitié avec l’enseignant est importante parce qu’elle est alors un soutien dans ce parcours qui n’est pas toujours de tout repos. Par la confiance qui s’établit, par la présence contagieuse de l’enseignant, je peux alors m’abandonner — non pas au pouvoir supposé de l’enseignant — mais au processus même de l’enseignement.

Trouver un enseignant spirituel, cela a-t-il encore un sens pour vous dans le monde d’aujourd’hui ?

Bien sûr que cela a du sens mais peut-être pas celui que l’on croit ou que l’on imagine. Aujourd’hui, tout le monde peut avoir accès à travers des livres ou sur internet à une quantité énorme d’informations et d’indications spirituelles. Mais comprendre intellectuellement un enseignement n’a rien à voir avec le fait de l’expérimenter et de l’intégrer. Le chemin, c’est de passer de l’information à la pratique, et là, l’enseignant est précieux car il va vous donner l’esprit dans lequel ce travail doit se faire. Et l’esprit, ce n’est pas l’information en elle-même, c’est la qualité d’amour avec laquelle vous allez œuvrer, c’est la qualité d’amour avec laquelle vous allez vous approcher de vous-même.

Il y a également un autre aspect. Si j’imagine que je peux parcourir le chemin tout seul, c’est-à-dire par ma propre force, si je crois que je n’ai besoin de personne pour me libérer de mes conditionnements, qu’il me suffit de regarder des vidéos, de piocher à droite et à gauche, je me leurre complètement, je me raconte une belle histoire. En réalité, je vais très vite tourner en rond parce que je vais constamment éviter ce qui me dérange ; et ce qui me dérange, c’est de voir la réalité de ma relation à l’autre, d’observer comment je suis constamment dans le jugement, dans la critique, l’opposition, la défense de l’image de moi-même et la dépendance au regard de l’autre. Et là encore, l’enseignant est précieux parce qu’il va me confronter à cette réalité.

Les réseaux sociaux sont, par exemple, remplis de citations spirituelles, du genre : « Ta tâche n’est pas de chercher l’amour mais de trouver tous les obstacles que tu as construits contre l’amour. »

Je vais certainement apprécier la pertinence des propos de Rûmi, je vais même « liker » la phrase et me faire croire ainsi que ce qui est dit, c’est ce que je vis, mais ce n’est pas vrai ! Qu’est-ce que je fais dans ma vie réelle de ce genre de phrases ? Je la lis puis je l’oublie parce que le mental est très fort pour me faire croire que lorsque je suis d’accord avec une affirmation de l’enseignement, c’est en soi suffisant. Mais ce n’est pas suffisant, loin de là. Un enseignant va constamment vous ramener à la pratique, c’est-à-dire à la réalité de ce que vous vivez.

Mais pour s’engager dans un enseignement, on n’a pas non plus besoin d’une relation privilégiée et continue avec un enseignant. L’époque où l’on devait vivre auprès d’un maître pendant des années pour recevoir un enseignement est révolue. Il y a aujourd’hui une accélération phénoménale de tous les processus de conscience au sein de l’espèce humaine. Il y a donc des dizaines et des dizaines d’instructeurs qui fleurissent en ce moment un peu partout dans le monde pour accompagner ce mouvement. À chacun de trouver le sien, celui qui parle à son cœur.

Sur ce point, je pourrais ajouter une remarque : si un enseignant est responsable de ce qu’il enseigne, un auditeur est tout autant responsable de ce qu’il écoute. Et cet aspect est particulièrement important à considérer et à comprendre, et aussi à ne pas oublier. Lorsqu’un menteur vous raconte toutes sortes d’âneries, ce n’est pas au menteur qu’il faut en vouloir mais à votre manque de discernement. Ayez donc du discernement lorsque vous vous approchez d’un enseignement : est-ce qu’il apporte de la confusion ou de la clarté dans votre vie ? Est-ce qu’il ouvre votre cœur ou est-ce qu’il amène en vous de la division ? Un véritable enseignement ne travaille qu’avec une seule énergie, celle de l’amour.

Concernant la formation de Luis Ansa, a-t-il eu un maître spirituel ?

Il en a eu même plusieurs mais certains ont compté plus que d’autres. Le premier maître qui fut dans son cœur et qu’il n’a jamais quitté, celui vers qui il s’est tourné tout au long de sa vie, a été Jésus Christ. Et il a toujours associé Jésus à Marie, comme s’il ne voulait pas dissocier l’enseignement christique de la présence mariale, comme si chacune de ces deux figures pouvait parler à l’être humain selon des plans différents.

Il a rencontré le Christ vers douze ou treize ans en regardant une représentation du suaire de Turin qui était dans la vitrine d’une petite librairie, en Argentine. Cette image l’a profondément bouleversé. Ce fut pour lui, m’a-t-il dit, comme une brûlure dans son âme. C’est à la suite de cette expérience extatique qu’il décida de venir en Europe, et notamment en France, comme si la présence vivante du Christ l’appelait dans ce pays, mais il mettra de nombreuses années pour y arriver.

Vers l’âge de seize ou dix-sept ans, il quitta l’Argentine et vécut dans la communauté Aymara, en Bolivie. C’est là qu’il reçut une première formation dans le chamanisme avec un homme qui s’appelait El Chura. Puis, dans les années suivantes, il continua à explorer cette connaissance sensible du monde, celle qui est liée à la sensation du corps, à la relation avec les différents règnes du vivant et à l’éveil de l’intelligence du cœur, à travers la rencontre de nombreux chamanes et de différents guérisseurs, notamment au Pérou et en Amazonie.

Il finit par arriver en Europe au milieu des années cinquante et commença par rencontrer l’enseignement de Gurdjieff puis celui d’Idries Shah et d’Omar Ali Shah qui devinrent ses maîtres pendant près de dix-huit ans. Il s’éveilla auprès d’Omar Ali Shah qui lui remit son manteau et sa bague, ce qui fit de Luis Ansa un authentique maître soufi.

Durant la même période, il fit la rencontre de différents hommes et de différentes femmes liés au chamanisme toltèque et il fut reconnu comme « nagual », c’est-à-dire comme étant tout à la fois un être libre et un « porteur d’amour ».Luis Ansa eut près de douze maîtres — je ne vais pas tous vous les citer — mais il fut avant tout un extraordinaire disciple, c’est-à-dire quelqu’un qui pratiqua sans cesse ce qu’on lui enseignait. C’est cela l’important.

Et par-delà ces douze maîtres, je pense qu’il a appris aussi énormément de la femme, de son épouse, de ses amies, de toutes les femmes qu’il pouvait côtoyer. Il fut là aussi un remarquable disciple et c’est certainement l’une des raisons pour lesquelles la voie du sentir qu’il a fondé est une voie extraordinairement actuelle, parce que l’énergie qui se déploie aujourd’hui sur la planète est une énergie féminine, et que cette dimension féminine fait partie intégrante de cette voie.

À ce propos, pourriez-vous nous parler un peu de cette voie ?

Luis Ansa a été principalement formé dans trois lignées spirituelles : le christianisme, le chamanisme et le soufisme. C’est cette extraordinaire richesse de connaissances et de pratiques qui lui a permis de proposer une nouvelle approche spirituelle qui puisse être accessible aux hommes et aux femmes vivant dans le monde d’aujourd’hui. Il a donc réactualisé certaines pratiques et certaines connaissances par rapport à notre époque, c’est-à-dire pour des gens stressés, pressés, qui sont généralement coupés de leurs corps, qui vivent d’une façon très mentale et qui appartiennent globalement à cette culture qui est à la fois chrétienne et néolibérale.

Jusqu’à présent, nous avons connu en Occident des voies qui étaient surtout des voies masculines, qui nous proposaient de maîtriser le corps, les émotions ou même, avec l’importation du Zen, de « tuer » le mental. Il fallait même parfois devenir des « guerriers de lumière ». La religion nous avait également habitués à une approche spirituelle très austère, elle avait condamné le corps, le désir, la sexualité, etc. C’était tout un discours martial qui s’est énoncé depuis différentes directions.

La voie du sentir inaugure une nouvelle approche basée non plus sur l’exclusion mais sur l’inclusion, non plus sur le combat mais sur la réconciliation, non plus sur la condamnation mais sur la réintégration. J’ai écrit un livre sur ce sujet qui s’intitule « Vivre dans la beauté ».Cette voie est une voie de l’accueil et en ce sens, elle est profondément féminine. C’est une école de l’amour, comme toute voie, mais sa pédagogie est nouvelle. Elle restaure la beauté du corps, la richesse des sens et permet d’effectuer un travail de désidentification tout en douceur. On s’ouvre alors sans s’en rendre compte à cet espace de présence dans lequel l’amour peut fleurir.

Vous transmettez aujourd’hui l’enseignement de la voie du sentir avec Julie Lavarello, comment voyez-vous cette relation avec celles et ceux qui viennent vous écouter ?

Comme une relation d’amicalité dans laquelle chacun et chacune est absolument libre d’être comme il est. Parce que cette unicité que chacun porte est précieuse. Vous n’avez pas deux brins d’herbe identiques et vous n’avez pas non plus deux êtres humains identiques. C’est ce qui fait la beauté du monde. Ce qui nous importe, ce n’est pas de convertir l’autre à un point de vue ou à des pratiques communes, c’est que chacun puisse se déployer selon ses propres spécificités tout en devenant autonome, libre de sa mécanicité et conscient des énergies qu’il produit. Est-ce que je produis des énergies négatives — du ressassement, de l’auto-apitoiement, de la violence, de l’avidité, de l’arrogance, etc. — ou est-ce que je produis de hautes énergies comme de la gratitude, de la vigilance, de l’attention ou de l’amour dans cette dimension du monde ?

Il y a une phrase que m’avait dite Luis Ansa et que je n’oublie pas : « Tu as beau regarder l’autre, tu ne sauras jamais quelle place il a dans le cœur de Dieu ».